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Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Sirkka Remes

Sirkka Remes, Université de Paris 3

Tourner dans le cercle : l’errance du mystique dans un roman de Gilles Zenou

Errer dans une ville inconnue sans parents, sans travail, sans argent, sans objectif : c’est le point de départ du roman de Gilles Zenou, Le Livre des Cercles. L’errance de son héros, Raphaël Kadosh, prend des formes multiples. Il est à la fois un immigré nord-africain qui arrive à Paris, un jeune orphelin qui vient de perdre sa mère et un mystique qui erre dans un désert spirituel. Ces trois dimensions se mêlent dans une enquête sur l’origine : Raphaël veut savoir qui était son père. Je vais enquêter à mon tour sur cette recherche. Pour Gilles Zenou, le cadre d’un roman de formation ou d’un roman policier était prétexte à explorer des questions fondamentales : Pourquoi vivre ? Qu’est-ce que la mort ? Dieu existe-t-il ? ou encore : Qui suis-je ?

Ecrivain et philosophe, Gilles Zenou (1957-1989) avait  lui-même connu l’expérience de l’émigration. Né au Maroc, il était arrivé dans la région parisienne avec ses frères au milieu des années 70. Dans les descriptions de Paris au début du Livre des Cercles, l’aliénation de l’immigré perdu dans le métropole se mélange avec la douleur du deuil qui frappe le jeune homme :

J’entre dans le cercle. Mouvement qui me fait vaciller. Tourner sans fin, se mouvoir sur place, tourner pour cesser d’être sur le trottoir, las, hébété, souffrant d’être déplacé, d’être une chose sans corps et sans visage.
Paris. Cercle de la vie et de la mort. Cercle où je m’avance non sans effroi. Je n’ai plus rien. Plus de père, plus de mère. Mon passeport est vierge, mon nom m’habite comme une plaie. J’ai en poche cinq cent francs que m’a remis ma tante. « En attendant que tu trouves quelque chose », avait-elle déclaré après m’avoir embrassé. J’ai une valise de fer, des lettres de recommandation et un portefeuille qui a appartenu à ma mère. Je ne suis rien. Ce soir, sous les réverbères, je marche, abruti du sommeil et de solitude. Ce soir, j’ai inscrit ma parole dans une ville froide, je suis entré sans faire du bruit dans la cité où brûle ma mémoire… (20)

L’image de tourner en cercle caractérise l’ensemble du roman. Les chapitres portent les noms des cercles : Le cercle de la mort, Le cercle du désir, Le cercle de Dieu. Ce sont des étapes dans une expérience mystique, mais aussi des chemins qui ne mènent nulle part. L’errance, c’est avancer sans savoir où et constater que toutes les routes mènent toujours au même point initial. Dans le passage cité, l’idée de tourner sur place est aussi  liée à une sensation physique : l’homme qui reste immobile sur un quai du métro ou sur un trottoir se fait bousculer par la foule qui se précipite dans tous les sens. Les passagers sont pressés parce qu’ils savent où ils vont ; seul celui qui ne sait où aller a le temps d’observer les mouvements de la masse. Souffrant d’être déplacé, il est choqué par l’agressivité et l’anonymat de la grande ville.

L’image de la ville comme une machine infernale qui engloutit les individus ressemble à celle des Temps modernes de Chaplin. Plus loin, le narrateur décrit le métro parisien comme l’enfer, identifiant le fou qui parle tout seul à Ixion et le contrôleur à Charon. Ainsi, les images mythologiques rencontrent leurs parallèles dans le monde moderne. Pour un immigré venu d’un pays chaud, le côté déshumanisé de la ville industrialisée se montre dans toute sa froideur. Ici, il n’est pas quelqu’un mais une chose sans visage. A cette souffrance, s’ajoute une autre : celle d’être seul dans le monde. Le narrateur est sous la torpeur du deuil, abruti du sommeil et de solitude. Il vient de perdre sa mère et de quitter son pays. Son nom l’habite comme une plaie ;  son déracinement est total, car même son nom de famille lui cause une souffrance. Il ne connaît de son père que les cadeaux de Noël et tout le mal que les autres lui ont raconté.

Pour ouvrir son roman, Gilles Zenou emprunte un thème très classique de la littérature : l’errance d’un orphelin. Depuis Dickens, les aventures des orphelins ont ému des lecteurs européens, et le mystère de la filiation a inspiré de nombreux auteurs. Or, Raphaël est plus qu’orphelin – il est juif. Ainsi, non seulement il se promène seul dans le monde, mais par ses origines même il appartient à une culture nomade. Malgré cette apparence, le héros de Zenou ne saurait  être réduit à la très ancienne figure du juif errant. Son errance est avant tout spirituelle, et ce n’est pas par hasard qu’il porte le nom d’un ange. Avec sa valise de fer, Raphaël a été envoyé pour résoudre les mystères de la condition humaine. Le mots de sa tante, en attendant que tu trouves quelque chose, peuvent être lus dans un sens symbolique. L’enjeu du roman est bien cette attente, mais Raphaël ne sait pas encore ce qu’il va trouver.

La recherche des traces du père devient l’obsession qui maintient la tension du récit. La quête se transforme souvent en recherche d’un Père divin, même si Raphaël se déclare athée. Il devient l’ami d’un vieil homme appelé le clochard de Dieu qui tente lui expliquer la religion juive. Raphaël fait la sourde oreille à ses enseignements :

- Plus je vous écoute, dis-je, moins je vous comprends. Là où vous voyez Dieu, je ne vois qu’un grand vide, un trou noir où je tourne désespérément. Pour vous, le monde est une création continue qui témoigne de la présence de Dieu. Pour moi, l’univers est un no man’s land où errent des corps fatigués, condamnés à répéter des actes incertains. Pendant un mois, j’ai marché dans Paris et j’ai rencontré les multiples visages de mon agonie… (41)

Dans le dialogue entre Raphaël et son ami Schlomo Davidovitch, deux vues s’opposent. La première : le monde a un sens et le devoir de l’homme est de transformer la souffrance en victoire. La seconde : l’univers est un no man’s land où il n’y a pas de place pour le sacré. Raphaël ne voit devant lui qu’un trou noir. Son aliénation est celle d’un homme moderne qui vit dans un monde profane. Coupé à la fois des liens de la famille et de la religion de ses ancêtres, il ne sait pas à quoi s’accrocher.

Gilles Zenou cultive une ironie existentielle très subtile. L’homme qui ne croit plus à rien crie qu’il n’a pas besoin d’aide, mais quand il veut se suicider,  son ami le sauve. Ainsi, jeune et fier, Raphaël se jette romantiquement dans la Seine, mais Davidovitch lui vient en aide. En fait, l’errance du jeune homme est une errance choisie : il n’est pas tout seul, mais il refuse d’être aidé. Ce fils prodigue a tourné le dos à sa tante et son oncle qui lui ont offert leur hospitalité, et au lieu de remercier son sauveur, il lui demande pourquoi celui-ci ne l’a pas laissé mourir. Quant à la religion, il la conteste vigoureusement :

- Non, Dieu est  pour moi un scandale.  La seule lecture du journal suffirait à convaincre un homme de bonne foi qu’Il n’existe pas. Quoi que vous affirmiez, monsieur Davidovitch, Il est loin de nous. Si votre Dieu est si bon, pourquoi ne compense-t-il pas l’incompensable ? Pourquoi assiste-il indifférent à la mort des enfants ?  Pourquoi nul ne récite le Kaddish  quand on supplicie les innocents ?  Pourquoi est-ce que le monde est un cauchemar incertain et l’homme,  un somnambule ? (47)

Tous les pourquoi de Raphaël sont des questions fondamentales. Il  ne veut pas se laisser apaiser par les réponses rassurantes de la religion, mais il ne peut pas non plus arrêter de poser des questions. Le paradoxe est là : il ne veut pas de croyance, mais il ne peut pas vivre sans chercher des réponses. Pour lui, le monde est trop injuste pour qu’il puisse y avoir Dieu. Selon Davidovitch, il est tout simplement trop concentré sur lui-même; le vieux juif croit que le seul chemin vers Dieu passe par l’amour du prochain. En rejetant la religion, Raphaël a rejeté l’éthique.

Les dialogues entre le jeune et le vieux, l’athée et le croyant illustrent le problème qui est au cœur de l’errance du roman ; l’homme moderne, éloigné de la vie spirituelle, cherche vainement le sens da sa vie. Zenou ne prend pas position pour ou contre la religion, mais il ouvre des pistes. Il nous rappelle que la mort est une réalité qui nous regarde tous même si dans la vie quotidienne et dans la philosophie elle est souvent ignorée. Raphaël qui refuse tous les compromis n’a d’autre choix qu’errer entre les solutions extrêmes. Il avoue :

Schlomo Davidovitch me disait qu’à l’homme auquel est donné le cruel don de lucidité, il reste deux solutions : Dieu ou le suicide. Comme je n’avais nullement envie de choisir, j’oscillais entre la vie et la mort, entre le rêve et la réalité. (101)

L’oscillation entre la vie et la mort est le moteur qui garde Raphaël en route, la raison de son errance. Cette espace d’indécision est aussi le lieu qui rend l’art possible. Pour Zenou, la littérature était le lieu qui permettait une oscillation entre le rêve et la réalité, entre l’imaginaire et le vécu. Le narrateur constate ironiquement qu’il n’avait nullement envie de choisir. Certes, il se moque de la prétention à croire que seule la foi permet de vivre, mais il démontre aussi l’absurdité de la condition humaine. L’ironie existentielle surgit de l’absence de choix réel. Pour celui qui ne veut pas se suicider, quel autre choix reste-il que de vivre quand même ?  Douter et vivre, souffrir et vivre, se tromper et vivre, mais vivre malgré tout – errer, c’est aussi cela.

Errer a un lien inévitable avec l’erreur. Le personnage de Raphaël est aussi un homme qui vit dans l’erreur, un ange égaré qui se trompe de chemin. Pendant un temps, il mène une vie de séducteur qui ne lui donne pas grande satisfaction. Après les multiples rencontres, l’enquête sur le père l’amène à rencontrer une femme qui appartient à une secte gnostique dont les principes sont absolument contraires à la loi juive. Ainsi, Raphaël s’éloigne le plus possible de sa religion avant de retourner, repenti, chez son ami Davidovitch. Toujours sur la piste des traces de son père, il entre dans une yeshiva, mais c’est aussi une erreur. Sa tentative de devenir un bon croyant ne convainc personne, même pas lui-même. Ainsi, il a essayé deux extrêmes, la débauche et la vie religieuse orthodoxe, mais ni l’une ni l’autre ne lui procure la paix.

L’oscillation entre les extrêmes est une méthode de narration utilisée fréquemment par Gilles Zenou. Dans un autre roman de lui intitulé Mektoub, le personnage-narrateur oscille tout au long du roman entre les options les plus opposées dans une exagération hilarante. Cette errance dans l’écriture est une façon d’arriver à une position de témoin qui ne juge pas et ne prétend pas savoir les réponses. Zenou démontre qu’il n’y a pas une vérité mais des multiples points de vue comme il n’y a pas une identité unique mais des identifications multiples et parallèles.

Le récit qui a commencé à Paris se termine à Venise. Pour mener son enquête, Raphaël part dans la ville où son père est décédé avec l’ex-maîtresse de son père. Dans Le Livre des Cercles, les villes ne sont pas seulement des lieux mais avant tout des étapes d’un cheminement intérieur. Dans la ville entourée d’eau, Raphaël comprend, après une brève liaison et une rupture inévitable, le but de son errance. Malgré la souffrance que lui a causé le départ de son amie, il n’a ni le courage ni l’envie de se suicider. Ce constat le rend plus disponible et plus réceptif. Venise est la dernière étape de son chemin :

Pas un bruit à Venise. Je me promène sur la Riva della Schiavoni. Parfois, je crie pour me persuader que je suis encore vivant. Après une longue errance dans les rues qui s’enroulent autour de moi comme les anneaux d’un serpent, je m’assieds sur une berge et regarde l’eau. A l’instar du fleuve de l’enfer, elle reflète les images fugitives de mon passé. Tour à tour, je revois la solitude de Vallier, le plaisir obscène de Dassonval, la fièvre d’Alix avide de se consumer. Peu à peu, les visages se confondent, se disloquent en un cruel ricanement. (176)

Dans ce passage, l’image des rues comme les anneaux d’un serpent est suivie de l’image du fleuve de l’enfer. Ainsi, tout fait penser que Venise est une ville ensorcelée : les rues se nouent autour de l’homme pour l’égarer et l’eau reflète son passé. A l’instar des descriptions de Paris au début du roman, Raphaël voit l’enfer autour de lui, mais en fait ce n’est qu’une image de son monde intérieur.

Dans le dernier chapitre de son roman, Zenou décrit une expérience d’illumination propre aux mystiques. Au moment où Raphaël renonce à vouloir tout savoir sur son père et à chercher Dieu, il atteint une soudaine lucidité. Tout d’un coup, la peur de la mort s’efface et Raphaël comprend le but de son errance :

Maintenant, maintenant seulement, je comprends les phrases de Lie- Tseu : « Le but suprême du voyageur est d’ignorer où il va. Le but suprême du celui qui contemple est de ne plus savoir ce qu’il contemple. Chaque chose, chaque être est occasion du voyage, de contemplation. » (171)

Pour Lie-Tseu, l’errance a un but. L’intérêt du voyage serait dans le détachement qu’implique le départ vers l’inconnu. L’errance est une forme de voyage permanent à la fois dans l’espace et dans les souvenirs. Il faut errer pour ne plus savoir où l’on va comme il faut contempler pour ne plus savoir ce que l’on contemple.

Le Livre des Cercles s’achève par une dissolution du narrateur. L’apaisement du personnage s’associe à l’apaisement du récit. Quand le narrateur n’a plus besoin de raconter ses aventures, il peut se concentrer sur l’essentiel. Le roman devient un poème, un essai et une prière. La voix d’un personnage en dissolution nous invite à ouvrir les yeux : le réel ne se saisit pas par le savoir mais par les tentatives de l’approcher que sont le regard, le toucher, le sentir et l’écriture.


Sirkka Remes prépare un doctorat en littérature française à l'université de Paris 3 sur l'oeuvre de Gilles Zenou. Elle a obtenu son D.E.A. à l'université de Paris 8 en 2002. Ses thèmes de recherche comprennent les transformations du genre (genres littéraires ainsi que féminin/masculin), les relations entre la littérature et la philosophie et les problématiques de  la diversité culturelle dans la littérature francophone.



 

Bibliographie

Zenou, Gilles. Le Livre des Cercles.  Paris : Sillages/Noël Blandin, 1990 [1988].